Accueil Interview Aïcha SANGARE, Médiateure Professionnelle, Dg de l’EPMN

Aïcha SANGARE, Médiateure Professionnelle, Dg de l’EPMN

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« Le leadership a trois piliers : avoir de l’ambition partagée, assumer et assurer ».

Femme noire et leader en Europe, Aïcha Sangaré est la directrice générale de l’Ecole professionnelle de médiation et de la négociation (EPMN) basée en France. Cette institution est à ce jour, l’unique organisme de formation spécialisé en médiation professionnelle et ingénierie relationnelle. Cette ivoirienne veut former pour son pays et pour l’Afrique à travers son établissement des personnes capables de régler toutes les sortes de conflits. En prélude à la formation des Médiateurs Professionnels prévue à Abidjan le 21 janvier prochain. Elle éclaire notre lanterne sur cette nouvelle discipline.   

Qu’est-ce que la Médiation professionnelle ?

De nos jours, il existe plusieurs conceptions de la médiation. Les différences sont cependant très marquées : elles résident dans leurs sources, leurs pratiques et leurs objectifs.  Depuis la fin des années 1990, la « médiation professionnelle » a fait évoluer la représentation de la « médiation », mais les vieilles pratiques font encore école. Pourtant, la sortie de l’ouvrage du fondateur de la médiation professionnelle, Jean-Louis Lascoux, « Pratique de la médiation professionnelle », éditions ESF, a marqué une étape importante, puisqu’il ne s’agit pas là de tenter de faire passer une solution considérée comme « raisonnable », mais d’aider des personnes à repenser une relation qui s’est dégradée, de les aider à prendre des décisions, d’outiller leur libre arbitre dans une perspective d’altérité.  En plus, depuis, la « médiation obligatoire » a été rendue audible par la définition du « droit à la médiation », placé sur un même plan que le droit à l’éducation, les deux étant étroitement liés. La « médiation professionnelle » consiste à apporter aux personnes, à l’occasion d’une situation relationnelle qui peut être détériorée, et donc conflictuelle, un référentiel de communication dont elles ont perdu la maîtrise ou qu’elles n’ont jamais eu. En ce sens, c’est aussi une contribution pédagogique. Mais le fil rouge de cette discipline est de conduire, par-delà un accord qui doit rester libre, vers la définition d’un projet tout aussi librement consenti, ce qui en garantit la pérennité plus que tout autre forme.

En quoi consiste l’intervention d’un médiateur ?

Habituellement, l’intervention d’un « médiateur » est retenue dans un contexte où le système institutionnel de prise de décision ne l’est pas. Le tiers « médiateur » est mandaté pour apaiser les parties, et parfois une seule, plus précisément. Il n’a pas de pouvoir contraignant, mais il exerce sur le terrain de la recommandation et de la négociation. Ce n’est pas de la « médiation professionnelle ». En fait, ces interventions sont faites dans un état d’esprit similaire au système traditionnel : il s’agit de conduire à une décision déjà entendue par ceux qui animent ladite médiation ou par leur(s) commanditaire(s). Dans le champ politique, la médiation intervient lorsqu’il existe une compréhension d’une situation faite par l’un des acteurs, avec une aspiration des autres parties à un changement mettant en cause les positions du premier. Ici, on tente de négocier, on cherche à faire passer une idée du « raisonnable », on veut concilier, trouver une sortie honorable. C’est un mi chemin entre la morale et le droit, l’acceptable et le légal, avec une représentation de ce qui est « normal », une voie médiale –sinon médiane –de départage. De ce point de vue, la « médiation professionnelle » est une discipline à part. Et à part entière.

Quelle est sa spécificité ?

Elle nécessite de la rigueur, de la méthode, un savoir faire de transmission. La posture du tiers est sans ambiguïté, contrairement aux autres pratiques. Le médiateur professionnel est clairement indépendant de toute autorité, impartial relativement aux enjeux et aux intérêts, et neutre quant à la solution choisie par les parties. Le tiers « médiateur professionnel » est donc un spécialiste de l’aide à la prise de décision et de l’accompagnement de projet. En moins de vingt ans, de grands progrès ont été réalisés sur ce terrain nouveau. On n’en est qu’au début.

Quel serait l’apport de cette discipline relativement nouvelle en Afrique pour un pays comme la Côte d’Ivoire ?

 Depuis les années de crise, la Côte d’Ivoire a besoin de tracer son projet institutionnel, de définir une ligne politique, d’affirmer sa posture dans la sous-région. La discipline de la « médiation professionnelle » apporte une instrumentation pour aider à réfléchir et à décider. Tous les acteurs politiques, les porteurs de tradition, les élus, les professions libérales, les décideurs économiques sont concernés, les syndicats et les enseignants certainement en premier. Quand le conflit est devenu si fort que l’on n’imagine plus la discussion possible, c’est encore le temps de la médiation professionnelle, parce que cet outil permet de conduire d’inimaginables discussions. Dans la conduite des projets sociaux et économiques, la médiation professionnelle est un levier de promotion de la qualité des relations. C’est pourquoi des partenariats sont tissés, comme par exemple avec la Chambre de Commerce et d’Industrie de Côte d’Ivoire et ses institutions, avec le président Faman Touré, lequel a d’ailleurs reçu en 2015, le trophée Espoir de la Médiation, remis à Bordeaux puis à l’occasion d’une cérémonie officielle avec le ministre du Commerce d’alors, M. Jean-Louis Billon. A chacun de s’approprier cet outil pour remplir la feuille de route d’un pays dont les promesses se vérifient aussi dans le quotidien des Ivoiriens.

La médiation professionnelle n’a-t-elle pas de similitudes avec les méthodes ancestrales africaines de règlement des conflits dans nos sociétés ?

 Il existe bien une version africaine de discussion avec l’arbre à palabre. Cette coutume du continent noir permet la rencontre et la création ou de maintien de liens sociaux. On se réunit encore au pied de l’arbre à palabres, un baobab fait souvent l’affaire. Mais la civilisation de la précipitation économique presse le pas d’un nombre croissant d’Africains. Le temps de la discussion se perd. Pourtant, tout un chacun a besoin qu’on prenne le temps qu’il faut pour s’entendre, se comprendre, vivre ensemble. La conception d’une vie réglée par les « enjeux et les intérêts » bouscule celle d’une vie réglée par la qualité des relations. C’est aussi ce que vient restaurer la « médiation professionnelle » : aider à redéfinir les priorités de vie en société. En cela, cette discipline vient aussi aider à réfléchir sur le pacte social, sans se soumettre à la représentation de celle qui prône la soumission à des règles qu’on n’aurait pas apprises.

Comment devient-on et qui peut être médiateur professionnel ?

 L’Ecole Professionnelle de la Médiation et de la Négociation –EPMN a été créée pour développer la « médiation professionnelle » et promouvoir le « droit à la médiation ». La formation fait l’objet d’une certification officielle en France. Mais dans de nombreux pays désormais, c’est en suivant la formation débouchant sur la délivrance du Certificat d’Aptitude à la Profession de Médiateur –CAP’M, qu’on peut devenir médiateur professionnel. L’adhésion à la Chambre professionnelle de la médiation et de la négociation–CPMN permet de souscrire aux engagements éthiques et déontologiques de la profession. La pratique des techniques et des processus est indispensable. La précision de ces savoirs faire a conduit à définir l’enseignement de « l’ingénierie relationnelle ». Depuis 2015, la Côte d’Ivoire a sa structure CPMN dont le président délégué est Maître Yannick Daugaux Kouassi.

Quelles sont les étapes de cette formation à l’ingénierie relationnelle ?

Pour permettre l’appropriation des techniques, il faut plusieurs sessions. C’est l’appropriation d’une économie du savoir : une nouvelle contribution à un projet de société où ce que l’on sait répandre est l’évolution du bien-être par le partage des connaissances, ce qui est la colonne vertébrale de la sécurisation des relations. La formation est conçue de manière modulaire, sur une période d’un an. Elle s’adresse à des professionnels ayant l’expérience des situations relationnelles dégradées et qui souhaitent introduire dans leur pratique une approche dépassant les habitudes gestionnaires de l’adversité en préférant la promotion de l’altérité. Le public de cette formation est exigeant. Il cherche un véritable changement de paradigme et c’est ce qu’il trouve. L’appropriation nécessite une imprégnation et c’est par les groupes de travail, le suivi à distance que les professionnels se perfectionnent au delà de la formation initiale.

L’insertion professionnelle des médiateurs est-elle facile ?

Le public de cette recherche en médiation est le plus souvent déjà inséré dans la vie professionnelle. Ou en tout cas, il a déjà un projet, une direction. Il s’agit pour les personnes de venir chercher un enseignement dont l’objectif est de mieux se positionner avec des savoir-faire performants. Avocats, notaires, juristes, huissiers, DRH, consultants, négociateurs, métiers de conseil et d’orientation, toutes les professions en charge d’aspects relationnels sont concernées. C’est aussi une formation qui peut venir en complément de savoir-faire techniques, comme dans l’environnement managérial, la direction d’entreprise. Qui aujourd’hui, dans une société qui se mondialise et dont les enjeux de proximité sont centrés sur les relations, peut se dispenser d’être plus performant dans les relations ? La réponse ouvre sur l’insertion.

Que pensez-vous du leadership féminin en Afrique et particulièrement en Côte d’Ivoire ?

Considérer qu’une femme noire ne peut pas assumer la direction d’une entreprise n’est pas une conception typique d’une civilisation pas plus qu’elle serait masculine. La pensée des hommes n’est pas la seule à devoir évoluer. D’ailleurs, certains ont bien marqué le pas d’avance et il existe une coopération dans le dénigrement de soi et des autres. Beaucoup de femmes ont un grand chemin à faire. Parfois, certaines d’entre elles sont les piliers des pires choses qui arrivent à leurs propres filles. Par opposition, les chroniqueurs ont rapporté de tout temps l’action de femmes leaders dans l’Histoire africaine. Face aux injustices, les agressions, la colonisation, de nombreuses femmes ont su se faire entendre. La légende d’Abla Pokou, venue avec le peuple Baoulé en Côte d’Ivoire, illustre une détermination. Néanmoins, le leadership féminin ne s’exerce pas seulement au travers de sacrifice, il est aussi présent dans la conduite de projet. Pourtant, c’est vrai, il faut reconnaître que les femmes n’exercent pas une présence très affirmée dans les rapports sociaux. Sans doute, la société africaine aurait à gagner à ce que plus de femmes osent exercer leur leadership. Mais pour qu’il contribue à l’évolution de la société, dans le sens d’une éducation plus tournée vers l’altérité que vers le fatalisme de l’adversité, il faut que ce leadership ne soit pas une copie de celui que l’on observe encore de nos jours, générateurs d’affrontements, de guerres et de situations humaines ou écologiques catastrophiques.

Vous êtes la Directrice générale de l’Ecole professionnelle de la médiation et de la négociation de Bordeaux, en France. Comment en êtes-vous arrivée à ce poste de leader en tant qu’Africaine en France ??

C’est plus facile quand il ne faut pas lutter contre quelque chose, contre une idée, voire une idéologie, des habitudes ou des traditions. En l’occurrence, le projet de la médiation professionnelle est un projet où la couleur de la peau ou tout autre aspect qui fait ségrégation chez certains, ne se pose pas en termes de question. Ici, elle ne saurait être associée à une capacité, une compétence ou une aptitude : c’est une différence de pigmentation, c’est tout. Mais c’est vrai que ce n’est pas partout aussi simple. Il faut faire face à des personnes dont la culture ségrégationniste est très enracinée. Encore une fois, l’affrontement peut être tentant. Mais l’humour est un excellent moyen. On a vu aussi que souvent la meilleure manière de s’en sortir est de chanter la souffrance. C’est la légèreté face à la lourdeur. Pour moi, le leadership a trois piliers : avoir de l’ambition partagée, assumer et assurer. Dans le monde de l’entreprise, l’affirmation d’une posture ne suffit pas. Être l’héritier d’un commandement ne fait pas le leader. Il m’a fallu aussi construire, pas tant à l’intérieur de l’organisation des médiateurs professionnels que vis-à-vis de l’extérieur. La matière dispensée par l’EPMN est spécifique. Le discours est porteur d’un projet qui touche aux fondamentaux de l’organisation sociale : les rapports à l’autorité. Regardez comme les choses ont évolué –oui, certes, de manière non uniforme sur la planète, mais quand même. On ne commande plus comme ça se faisait partout avant. La citoyenneté se mondialise. Les dictatures vivent leurs dernières décennies. J’ai travaillé, suivi les formations. Je peux dire que j’ai beaucoup travaillé et que ce n’est pas fini.  J’ai appris à faire la différence entre assumer et assurer. Les compétences sont les atouts pour assurer. Ce n’est pas terminé parce que l’ambition partagée est d’accompagner le projet de liberté que porte la médiation professionnelle le plus loin possible à l’international en préservant et augmentant la posture déjà acquise là où elle commence à être implantée. C’est une contribution à la vie en société.

 

 

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